Philippe Ségalard
Tout est risque.
Si je devais tenter de cerner les tenants et aboutissants de mon travail de peintre, je commencerais par dire que je n’ai jamais voulu chercher une cohérence a priori. Les expériences dont les tableaux et les dessins témoignent sont sans doute hétérogènes, car je n’ai jamais fui ou évité les tentatives qui se présentaient à mon esprit. Un peintre doit se dire : « Ose et vois ! ». J’aime cette idée de multiplicité intérieure, de voyages dans des dimensions de soi aux axes différents. Nous sommes tous des mondes imbriqués, et mes tableaux souvent réalisés de bric et de broc. Je revendique de ne pas penser l’individu comme une unité étriquée, et il ne sera pas difficile, en regardant les images de ce site, de constater cette intérieure diversité.
Pas de processus de répétition, donc, même si bien sûr, il existe des basses continues. Comment peindre sans être obsédé par certaines choses ? Je pense qu’un nombre restreint de dramaturgies, issues des profondeurs, ricochent de toile en toile, mais pas que le rôle du peintre soit d’en parler ouvertement. Ici je ne peux rien dire. C’est pourquoi le temps est nécessaire au spectateur, pour prendre la mesure des forces en présence, leur affrontement constant. Je cherche toujours à ce qu’il existe le plus de relations possibles entre cette dramaturgie des tensions, qui est la dynamique même de la peinture, et l’image-princeps du tableau. Que serait une œuvre qui n’essaierait pas d’enclore dans son cadre tous les problèmes de la vie ?
Pour ce qui est de la figuration humaine, qui m’occupe beaucoup, je pense que la peinture doit avoir partie liée avec l’image, et même la narration. C’est l’une des propositions de ce travail, et je suis en désaccord avec l’omerta qui a voulu que cette dimension fût chassée du tableau. Mais je ne pense pas, là non plus, que le peintre doive s’en exprimer publiquement. Ici est donc mon silence, sauf à évoquer ce « rien de mystère » comme dit le poète. Je me méfie des peintres à théories, ou de ceux qui veulent directement exemplifier. Il me semble simplement que rien ne commence que si de la vie se manifeste.
La question de la couleur m’intéresse également, car c’est un infini. J’y sens la passion vraie de la vie, le chant du monde, y compris dans le tragique. L’âpreté n’empêche pas les nuances. Ce qui est en jeu, c’est la sensualité de la peinture, qui a été largement décriée ces dernières décennies, et qui me paraît, au contraire de cette frigidité du goût, nécessaire : je revendique de passer par la sensibilité, notre commune humanité.
J’ai toujours travaillé lentement, car seul ce temps-là est humain. Il m’importe peu de savoir combien de mois ou d’années peuvent s’écouler avant que le résultat me paraisse acceptable, et 10 ans sont parfois nécessaires pour sortir des pièges que tend une toile. A tous niveaux, en art, le temps n’existe pas. Je pense modestement que notre époque pourrait mieux comprendre ce qu’il en est de ce temps intérieur, et mieux appréhender le temps long, seul horizon exigeant de nos actions.
Ce n’est pas sans avoir une certaine influence sur la manière dont le spectateur peut recevoir l’œuvre: qu’il lui soit loisible de voyager dans le tableau où les événements sont directement issus de cet écoulement du temps ; la visite est un parcours stratigraphique. L’immédiateté du tableau, si importante en soi, et que constamment on cherche à trouver, pour laquelle même le combat est si intense, se double d’un appel au regard ralenti. Je ne renierai jamais l’enseignement pluriséculaire : les peintres apprennent à regarder.
Tout cela n’empêche pas le monde actuel de frapper à la porte ! Les divers langages dont les œuvres sont tissées, en témoignent. Babel de ces langages, et Babel de vos yeux.
On le sait, la peinture est immémoriale. Que pouvait contre cela la petite crise qui a, dit-on, menacé son existence dans le dernier tiers du 20ème siècle ? Peut-être parce que ça passe par les nerfs, la peinture, que ça témoigne de la vie d’un corps, de sa manière particulière de ressentir les choses, je l’aime pour cette dimension de confrontation tellurique, de rapport direct, - vie de la main, pensée de la peinture. En ces temps d’immersion mondiale et collective dans le monde virtuel, ce profond besoin de confrontation à la vérité d’une pensée physique resplendit de toute son urgence, demeurée intacte. Jouissance de vie, cosa mentale : équilibre de la marche.
Or, ce vieux geste, n’est pas anodin, et induit une forme particulière de désir de représentation. Dans un temps majoritairement occupé par des images préfabriquées, et à consommation immédiate, la peinture et le dessin, d’emblée, sont heureusement armés pour proposer un autre monde : monde factice, dont la matérialité, l’espace, les types particuliers de vibrations émises, la liberté de représentation ouvrent le regard à une expérience de vision fort différente, pensée pour autre chose que l’usage instantané, qui est la dictature de notre temps.
Car je le redis, l'essentiel est toujours ailleurs : la poésie-peinte seule, peinte-poésie tout aussi bien, est la justification ultime du travail de l'artiste : si le tableau n’est pas touché de cette dimension, alors je n’ai rien fait.
Philippe Ségalard,
Mai 2020.